Réconcilié avec moi-même

Réconcilié avec moi-même

L’histoire de Bernard

Le Bidel

J’étais enfant à l’époque où officiait Alphonse, l’appariteur, le crieur public d’autrefois, « le Bidel ». Oui j’ai connu le grand homme, l’instructeur des foules, le conducteur des aveugles.

Un soir, nous écoutions religieusement les oracles du Bidel qui étaient spécialement longs et ardus, essayant chacun de retenir quelques bribes du fameux message. Alors que le héraut s’apprêtait à porter la parole plus loin, une jeune femme, voulant s’affranchir du fastidieux travail de reconstitution, héla notre homme et demanda de lui répéter et d’expliciter cet avis à la population.

J’étais outré par tant de toupet, comment osait-elle interpeller un homme dans l’exercice de sa fonction, l’ambassadeur du maire, le messager de la république, le prophète de Dieu ? L’archange Alphonse allait-il céder, se laisser avilir, déshonorer son chef, son couvre-chef, son képi formidable ? Mon cœur criait au sacrilège. Et le Bidel, pauvre Bidel… Le Bidel céda à Alphonse qui se laissa soudoyer. La noblesse pliait devant la plèbe. Il répondit, mais ce n’était plus la parole officielle, magistrale et péremptoire de l’appariteur, il parla comme n’importe qui, il parla comme vous et moi, il parla mais c’était là parole d’homme, parole sujet à caution comme sont les paroles des hommes, petites, fragiles et fugaces. Le Bidel repartit avec son képi vissé sur le crâne, mais il avait perdu son aura à mes yeux.

J’ai méprisé Alphonse le Bidel dès ce jour. Mais pourquoi donc ? Je croyais alors comme beaucoup que l’homme est sans valeur, sans intérêt, et qu’il fallait donc d’une manière ou d’une autre sortir du lot pour être quelqu’un, pour gagner l’estime des autres et de soi. Aussi lorsque le Bidel a montré «sa nudité première », qu’il n’était qu’un simple homme, je l’ai méprisé dans mon cœur.

Un homme sans valeur ?

Fort de ces convictions, j’ai cheminé dans la vie. J’aurais désiré briller par mon intelligence, malheureusement j’étais d’une affligeante médiocrité. Je jouais plutôt dans le bas du tableau. J’ai tâté le sport mais j’étais assez gauche. J’aurais voulu être un inventeur, un explorateur ou un homme de pouvoir mais là encore pas de salut. J’aurais voulu être riche, couvrir d’or mon indignité, mais je n’étais qu’un petit ouvrier. J’aurais voulu être beau, un apollon remarqué par les filles, mais aucune ne s’y est trompée. Que de désillusions, que de blessures secrètes. J’aurais voulu être un saint, pour une fois j’avais des dispositions naturelles, en effet le haut du crane se dégarnissait, bientôt cela me ferait quasi une tonsure… Pourtant je savais bien au fond de moi que j’étais loin, terriblement loin de mériter une auréole.

N’arrivant à rien, n’étant rien, je me suis caché, je me suis haï, et plus je me cachais plus je me trouvais méprisable et donc me retirais encore davantage. J’idolâtrais les nantis que je fuyais cependant comme la peste et si je croisais plus indigent que moi, je le couvrais du plus profond mépris. À plus de 20 ans le mal être était terrible, je jouais avec des enfants de 10 ans, au moins avec eux la comparaison tournait à mon avantage. Au royaume des aveugles les borgnes sont rois.

Réconcilié avec moi-même

Et puis à 27 ans, quel jour mémorable ! J’ai ouvert la porte à celui qui a vu naître la terre au creux de ses mains, à celui devant qui rien n’est caché. J’ai ouvert la porte au Christ-Jésus. Je l’ai laissé percer mon indignité, il m’a accueilli tel que j’étais. Ne m’avait-il pas voulu et créé ainsi, et il a fait de moi son enfant ?

Il s’est proposé désormais de parcourir avec moi les chemins de la vie. Et, imperceptiblement, sans que je n’y sois pour rien, sans même que je m’en rende compte, il m’a réconcilié avec moi-même au fil des ans. Et cerise sur le gâteau, je suis bien plus intéressant et apprécié par la plupart de mes contemporains depuis que je suis qui je suis.

Merci Seigneur de me donner de goûter à la liberté des enfants de Dieu !